La conservation de diversité génétique de la vigne en France
Enjeux, réalisations et travaux en cours

Olivier Yobrégat

 

Si la France peut se prévaloir d’une longue tradition viticole, les sources littéraires ne permettent de situer la naissance d’un intérêt pour les collections de vigne qu’avec l’Abbé Rozier, qui, en 1779, avait entrepris de rassembler en un même lieu le maximum de cépages possibles afin d’en étudier la synonymie, à une époque où la plus grande confusion régnait sur l’ampélographie. Diverses collections, que l’on ne qualifiait pas de conservatoires, virent le jour par la suite, et connurent de nombreuses péripéties qui entraînèrent finalement leur destruction. Si le phylloxéra fut le principal fossoyeur de ces réalisations à la fin du XIXème siècle, il fut loin d’en être le seul, triste illustration du fait que l’intérêt pour ce que l’on nomme aujourd’hui ressources génétiques n’était pas universellement partagé. Il nous est cependant parvenu de quelques-unes de ces anciennes collections une partie du matériel aujourd’hui maintenu à l’INRA de Vassal.

 
Qu’entend-on par conservatoire ?

Le terme désigne une parcelle de vigne regroupant des individus représentatifs de la diversité :

  • d’une variété (collection de clones d’un cépage, diversité intravariétale),
  • de l’espèce Vitis vinifera (collection de cépages, diversité intervariétale),
  • voire du genre Vitis (collection d’espèces différentes et d’hybrides interspécifiques).

A cette notion de collection, est associé un objectif essentiel de pérennité de l’implantation, permettant in fine la transmission d’un patrimoine végétal, la réalisation d’études et la valorisation agronomique de la diversité (sélection, remise en culture de génotypes tombés en désuétude). Dès 1987, un protocole d’établissement des conservatoires a vu le jour, plusieurs fois révisé et enrichi en fonction de l’avancée des connaissances, afin de garantir aux travaux de conservation effectués par de nombreux acteurs en régions une collecte et un maintien des ressources génétiques les plus efficaces possibles. Il met en particulier l’accent sur la diversité des parcelles sources, la nécessaire prise en compte de l’état sanitaire (parcelle vierge de vigne, tests exhaustifs vis-à-vis des viroses graves) et la sécurité du foncier.

 

Le patrimoine français et ses conservatoires

En tenant compte des variétés anciennes traditionnelles de Vitis vinifera, des croisements intraspécifiques modernes (depuis la seconde moitié du XIXème siècle) et des mutations majeures considérées comme des cépages (ex. Grenache blanc / noir, Savagnin blanc / Gewürztraminer, …), le patrimoine français recensé en collection s’établit autour de 550 variétés (T. Lacombe, 2003). A cet inventaire, il convient d’ajouter les ressources sauvages de la sous-espèce Vitis vinifera ssp. sylvestris (lambrusques), que l’on peut considérer en voie d’extinction (quelques centaines d’individus recensés en France, souvent isolés ou en petit nombre, sans renouvellement et avec des disparitions annuelles…), dont certains représentants sont préservés dans la collection de l’INRA de Vassal, ou dans des conservatoires régionaux (Sud-Ouest, Charentes…). Aujourd’hui, le Catalogue français, comprend 377 variétés officiellement autorisées à la culture : 270 à raisins de cuve, et 76 à raisins de table, double fin ou agrément, ainsi que 31 porte-greffes. De nouvelles variétés (cépages traditionnels français et étrangers, ou obtentions modernes) viennent enrichir cette liste chaque année.

  • Depuis 1944 (création par le professeur Jean Branas de la section de Sélection et de Contrôle des Bois et Plants de Vigne), plusieurs étapes importantes ont jalonné la structuration progressive de la conservation en France :
  • 1946 : création de l’INRA, dont les centres de Colmar et Bordeaux seront les premiers acteurs historiques de la conservation
  • 1949 : création par Jean Branas du Domaine de Vassal, à partir de la collection initiée en 1879 par Gustave Foëx à l’Ecole de Montpellier
  • 1959 : création par Edgar Pisani des services techniques des Chambre d’Agriculture, qui entreprendront rapidement des travaux dans les grands vignobles
  • 1962 : Création (toujours par Branas !) de l’ANTAV dans les sables du Domaine de l’Espiguette (aujourd’hui le Pôle Végétal de l’IFV, au Grau du Roi), d’où sortiront les premiers clones agréés en 1971.

Héritière de ce cheminement historique, la conservation des ressources génétiques viticoles en France est organisée en trois niveaux complémentaires :

1- la collection ampélographique centrale nationale et internationale du Domaine de Vassal, qui compte aujourd’hui plus de 7500 génotypes, dont 5 600 accessions représentant 2 700 variétés de Vitis vinifera originaires de 54 pays. De nombreuses missions fondamentales lui sont assignées :
– Conservation de la diversité génétique la plus étendue possible
– Conservation de gènes d’intérêt (résistances, comportements agronomiques, mutations, etc.),
– Détention de références fiables pour l’identification des variétés (descriptions ampélographiques, herbiers, profils ADN, documents)
– Fourniture de ressources (recherche, sélection, création variétale, etc.).

2- le conservatoire national du matériel initial des clones sélectionnés (Domaine de l’Espiguette).
Les activités du Pôle dépassent largement la conservation :
– Sélection sanitaire (tests ELISA, PCR, indexages),
– Maintien du matériel initial des clones agréés, ainsi que de nombreuses accessions des cépages inscrits au Catalogue et de variétés étrangères
– Coordination du Réseau des Partenaires de la Sélection avec l’INRA,
– Appui aux travaux dans les régions (prospections, expertises, agrément de clones et inscriptions de variétés au Catalogue national),
– Fourniture de matériel végétal à la filière (catégories initial, base, expérimental),
– Pilotage de programmes de recherche (génétique, viroses, etc.).
Depuis sa création, plus de 19 000 clones y ont été introduits et testés ; environ 5 500 y sont actuellement maintenus, représentant près de 500 variétés (raisins de table, de cuve, porte-greffes).
Les introductions annuelles se poursuivent au rythme de 100 à 250 clones de variétés françaises ou étrangères

3- les conservatoires régionaux de clones : 170 parcelles établies dans les différents vignobles maintiennent la diversité intra-variétale de 130 variétés, pour un total d’environ 20 000 accessions ; les travaux de sélection y puisent les ressources destinées à augmenter l’offre de diversité des clones agréés. Ils sont le fruit du travail des 34 Partenaires de la Sélection (dont 19 Chambres Départementales d’Agriculture et 3 interprofessions), réunis autour de l’IFV et de l’INRA.

Depuis 2005, afin de doter ce travail important d’une traçabilité commune, une base de données a été mise en place et renseignée de façon exhaustive par les partenaires ; elle recense les différentes collections françaises et de nombreuses données concernant les accessions maintenues (localisation, origine de prospection, état sanitaire, …)

 
Et l’avenir ?

Au premier abord, le travail de collecte effectué depuis plus de 60 ans apparaît considérable. Les efforts se poursuivent activement: des prospections annuelles aboutissent régulièrement à de nouvelles plantations de conservatoires (5 en 2014). De nombreux travaux de caractérisation de la diversité sont également effectués par les partenaires : en 2014, 17 conservatoires ont fait l’objet de mesures agronomiques (pesées, maturités, notations ampélographiques, phénologie…) allant jusqu’à la vinification de clones séparés, dans le double objectif d’acquisition de connaissances sur l’étendue de la diversité des variétés concernées, et de recherche d’individus susceptibles d’intégrer des dispositifs de sélection clonale. Les observations peuvent également inclure des mesures telles que l’analyse de précurseurs aromatiques (Sauvignon blanc, Colombard, ..), le stress hydrique ou la recherche de différences de comportement par rapport aux maladies (exemple récent : notations sur les maladies du bois dans les conservatoires, collections d’étude, parcelles de multiplication de Cabernet franc, Chenin et Sauvignon blanc).
Cependant, pour ces derniers aspects, les parcelles conservatoires ne constituent pas un dispositif valable (faible effectif par clone, pas ou peu de répétitions, caractère aléatoire des symptômes), et les observations faites ne sont pas exploitables en l’état, faute d’outils scientifiques permettant de mesurer avec fiabilité les différences de sensibilité éventuelles entre génotypes. D’une manière générale, on constate qu’une parcelle conservatoire dépérit de la même façon que la moyenne des autres implantations, la sensibilité globale du cépage masquant vraisemblablement d’éventuelles (faibles ?) différences au sein d’une population de clones aussi diversifiée soit-elle.

L’implication progressive de nombreux acteurs, la prise de conscience de la valeur des ressources génétiques, les progrès scientifiques et l’attribution de financements durables aux projets ont effectivement permis depuis les années 1990 d’étoffer significativement le bilan de la conservation de la vigne en France. Cependant, la situation ne peut pas être jugée comme entièrement satisfaisante, ni même durable. Tout d’abord, plus de 60 variétés secondaires inscrites au Catalogue pourraient faire l’objet de travaux de conservation, et ne disposent à ce jour que de peu de matériel maintenu en collection. Même si la plupart ne font aujourd’hui pas l’objet d’une demande de la part de la viticulture, l’histoire a montré que des besoins peuvent rapidement émerger, quelle qu’en soit la raison (productions de niche, effet de mode, évolution des marchés…).
De la même façon, on peut aussi considérer qu’il existe des possibilités d’enrichissement de la diversité conservée, même pour des variétés largement pourvues. Il arrive fréquemment que des pieds retrouvés dans des régions éloignées du centre de conservation d’un cépage ne soient pas exploités, le plus souvent parce que la «découverte» ne coïncide pas avec un projet en cours sur cette variété, et que les conservatoires en place ne peuvent pas accueillir ce nouveau matériel. Quant aux variétés absentes du Catalogue officiel, à de rares exceptions près, elles font figure de parents pauvres de la conservation (très peu de matériel, excepté quelques origines dans des collections variétales), malgré un regain d’intérêt des viticulteurs et des consommateurs.
En toute objectivité, ces variétés parfois délaissées de très longue date ne se retrouvent que très rarement au vignoble, et le réservoir à disposition des prospecteurs est souvent bien maigre (souches isolées, repousses, …) et en mauvais état sanitaire (la virose du court-noué fait des ravages dans les vieilles vignes).

D’autre part, la pérennité des conservatoires en place constitue une préoccupation constante. Soumis aux aléas partagés avec toutes les autres parcelles de vignes (maladies de dépérissement, facteurs climatiques, aménagements fonciers, …), le précieux matériel qu’ils renferment justifie une surveillance particulière.
Mais il arrive que le désengagement d’une structure, un mouvement de personnel, un problème économique ou un conflit local menace gravement une parcelle.
Dans certaines régions, la propagation explosive des viroses de l’enroulement par certaines cochenilles a provoqué la perte de ressources et nécessité le déplacement rapide des accessions saines, sous peine de voir l’ensemble d’une collection contaminée et impropre à toute étude, sélection ou multiplication de matériel. Le cas des variétés particulièrement sensibles aux maladies du bois est également problématique (déplacements à envisager plus fréquemment). Les possibilités, régulièrement évoquées et toujours à l’étude, de moyens diversifiés de conservation (cryoconservation d’apex, maintien in vitro) se heurtent toujours à de nombreuses difficultés, et ne constitueraient de toute façon qu’une sécurisation du matériel qui ne pourrait pas se substituer à son implantation en parcelle réelle.

Pour toutes ces raisons, un nouveau travail d’expertise « physique » des collections est en cours (mémoire de fin d’étude de Yasmine Evieux, Montpellier SupAgro). En complément des informations renfermées dans la base de données, l’objectif assigné est de recenser les situations à risques, d’identifier les priorités et, in fine, de planifier les besoins futurs en termes de déplacement de matériel. Considérant qu’au vu de l’inéluctable disparition des parcelles les plus anciennes, il est probable que les collectes de matériel original s’amenuisent dans un proche avenir, il faut aujourd’hui mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour « conserver les conservatoires ». Il en va de notre capacité future à répondre, pour nos cépages traditionnels, aux besoins d’adaptation de la viticulture, en continuant à sélectionner le matériel végétal le plus diversifié possible pour enrichir la palette des 1 200 clones aujourd’hui disponibles.

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